Le printemps reparut. Elle eut des étouffements aux premières chaleurs,
quand les poiriers fleurirent*.
Dès le commencement de juillet, elle compta sur ses doigts combien de
semaines lui restaient pour arriver au mois d'octobre, pensant que le
marquis d'Ander-villiers, peut-être, donnerait encore un bal à la
Vaubyessard2. Mais tout septembre s'écoula sans lettres ni visites.
Après l'ennui de cette déception, son cœur de nouveau resta vide, et
alors la série des mêmes journées recommença.
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Elles allaient donc maintenant se suivre à la file, toujours pareilles,
innombrables, et n'apportant rien! Les autres existences, si plates qu'elles
fussent, avaient du moins la chance d'un événement. Une aventure amenait
parfois des péripéties à l'infini, et le décor changeait. Mais, pour elle, rien
n'arrivait. Dieu l'avait voulu! L'avenir était un corridor tout noir, et qui
avait au fond sa porte bien fermée. Elle abandonna la musique. Pourquoi
jouer? Qui l'entendrait? Puisqu'elle ne pourrait jamais, en robe de velours
à manches courtes, sur un piano d'Erard', dans un concert, battant de ses
doigts légers les touches d'ivoire, sentir, comme une brise, circuler autour
d'elle un murmure d'extase, ce n'était pas la peine de s'ennuyer à étudier.
Elle laissa dans l'armoire ses cartons à dessin et la tapisserie. A quoi bon?
à quoi bon? La couture l'irritait. «J'ai tout lu», se disait-elle. Et elle restait
à faire rougir les pincettes, en regardant la pluie tomber**.
GUSTAVE FLAUBERT. Madame Bovary (1857).
Примечания:
1. Пушечные порты, прорези для орудий в борту корабля. 2. Соседний замок, в ко-
торый Эмма была приглашена на бал в октябре прошлого года. 3. Эрар Себастьен
(1752 - 1831), знаменитый французский мастер, изготавливавший музыкальные инст-
рументы, основатель мануфактуры по производству пианино.
Вопросы:
* Pourquoi ce détail: «Quand les poiriers fleurirent»?
** «L'ennui» dont souffre Emma Bovary ne ressemble-t-il pas au fameux «mal du
siècle» des romantiques? René, aussi, avait «tout lu».
SOUCIS D'UNE QRAND-MÈRE
MARCEL PROUST a laissé de sa grand-mère un portrait inoubliable, et qu'il a
paru inutile de publier une fois de plus. Moins connue, elle n'est guère moins
émouvante pourtant, la page où ANDRÉ GIDE a évoqué la bonne vieille qui était
si heureuse de pouvoir gâter son petit-fils quand, aux vacances, celui-ci
revenait la voir à Uzès.
La continuelle crainte de ma grand-mère était que nous n'eussions pas
assez à manger. Elle qui ne mangeait presque rien elle-même, ma mère
avait peine à la convaincre que quatre plats par repas nous suffisaient. Le
Plus souvent elle ne voulait rien entendre, s'échappait d'auprès de ma mère
Pour avoir avec Rosé1 des entretiens mystérieux. Dès qu'elle avait quitté la
cuisine, ma mère s'y précipitait à son tour et, vite, avant que Rosé fût partie
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au marché, revisait le menu et décommandait les trois quarts.
«Eh bien. Rosé! ces gelinottes2? criait grand-mère, au déjeuner.
— Mais, ma mère, nous avions ce matin les côtelettes. J'ai dit à Rosé de
garder les gelinottes pour demain.» La pauvre vieille était au désespoir.
«Les côtelettes! Les côtelettes! répétait-elle, affectant de rire. — Des
côtelettes d'agneau; il en faut six pour une bouchée...»
Puis, par manière de protestation, elle se levait, enfin allait quérir dans
une petite resserre au fond de la salle à manger, pour parer à la désolante
insuffisance du menu, quelque mystérieux pot de conserves, préparé pour
notre venue. C'étaient le plus souvent des boulettes de porc, truffées,
confites dans de la graisse, succulentes, qu'on appelait des «fricandeaux».
Ma mère naturellement refusait.
«Té4! le petit en mangera bien, lui!
— Mère, je vous assure qu'il a assez mangé comme cela.
— Pourtant! vous n'allez pas le laisser mourir de faim?..»
(Pour elle, tout enfant qui n'éclatait pas, se mourait. Quand on lui
demandait, plus tard, comment elle avait trouvé ses petits-fils, mes cousins,
elle répondait invariablement, avec une moue:
«Bien maigres!»)
Une bonne façon d'échapper à la censure de ma mère, c'était de
commander à l'hôtel Béchard quelque tendre aloyau5 aux olives, ou, chez
Fabregas le pâtissier, un vol-au-vent6 plein de quenelles7, une floconneuse
brandade8 ou le traditionnel croûtillon au lard. Ma mère guerroyait aussi,
au nom des principes d'hygiène, contre les goûts de ma grand-mère; en
particulier, lorsque celle-ci, coupant le vol-au-vent, se réservait un morceau
du fond.
«Mais, ma mère, vous prenez justement le plus gras.
— Eh! faisait ma grand-mère, qui se moquait bien de l'hygiène — la
croûte du fond...
— Permettez que je vous serve moi-même.»
Et d'un œil résigné la pauvre vieille voyait écarter de son assiette le
morceau qu'elle préférait*.
ANDRÉ GIDE. Si le grain ne meurt (1926).
Примечания:
1. Имя служанки. 2. Рябчики. 3. Кладовая для продуктов. 4. Exclamation familier6
aux Méridionaux. 5. Говяжьефиле, вырезка. 6. Волован, слоеный пирог е наминкой.
7. Мясные или рыбные фрикадельки, вообще мясной или рыбный фарш. 8. Треска
по-провансальски: рубленая треска с маслом, чесноком и сливками.
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Вопросы:
* Faites ressortir la bonhomie et le naturel du dialogue.
BALLADE DE FLORENTIN PRUNIER
S'il y a *pa. r fois, en France, des mères abusives, comme celle que dépeint
Mauriac dans Genitrix, la mère est généralement la pièce maîtresse de la
famille française: surtout à notre époque où, obligée le plus souvent de
travailler à l'extérieur durant la journée, elle doit encore, en rentrant le soir
chez elle, s'acquitter de l'écrasante charge des soins ménagers.
GEORGES DUHAMEL, qui eut sous les yeux l'exemple d'une mère admirable entre
toutes, a mieux que personne compris et exalté le thème de la tendresse
maternelle: témoin cette touchante élégie, composée pendant la guerre de
1914-1918...
Il a résisté vingt longs jours
Et sa mère était à côté de lui.
Il a résisté. Florentin Prunier,
Car sa mère ne veut pa.s qu'il meure.
Dès qu'elle a connu qu'il était blessé,
Elle est venue, du fond de la vieille province.
Elle a traversé le pays tonnant
Où l'immense armée grouille dans la boue.
Son visage est dur, sous la coiffe raide;
Elle n'a peur de rien ni de personne.
Elle emporte un panier, avec douze pommes,
Et du beurre frais dans un petit pot.
Toute la journée elle reste assise
Près de la couchette où meurt Florentin.
Elle arrive à l'heure où l'on fait du feu
Et reste jusqu'à l'heure où Florentin délire.
Elle sort un peu quand on dit: « Sortez! »
Et qu'on va panser la pauvre poitrine.
Elle resterait s'il fallait rester:
Elle est femme à voir la plaie de son fils.
Ne lui faut-il pas entendre les cris,
Pendant qu'elle attend, les souliers dans l'eau?
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Elle est près du lit comme un chien de garde,
On ne la voit plus ni manger ni boire.
Florentin non plus ne sait plus manger:
Le beurre a jauni dans son petit pot.
Ses mains tourmentées comme des racines
Étreignent la main maigre de son fils.
Elle contemple avec obstination
Le visage blanc où la sueur ruisselle.
Elle voit le cou tout tendu de cordes
Où l'air, en passant, fait un bruit mouillé.
Elle voit tout ça de son œil ardent,
Sec et dur, comme la cassure d'un silex.
Elle regarde et ne se plaint jamais:
C'est sa façon, comme ça, d'être mère.
Il dit: «Voilà la toux qui prend mes forces.»
Elle répond: «Tu sais que je suis là!»
II dit: «J'ai idée que je vas1 passer.»
Mais elle: «Non! je ne veux pas, mon garçon!»
II a résisté pendant vingt longs jours,
Et sa mère était à côté de lui,
Comme un vieux nageur qui va dans la mer
En soutenant sur l'eau son faible enfant.
Or, un matin, comme elle était bien lasse
De ses vingt nuits passées on ne sait où,
Elle a laissé aller un peu sa tête,
Elle a dormi un tout petit moment;
Et Florentin Prunier est mort bien vite
Et sans bruit, pour ne pas la réveiller*.
GEORGES DUHAMEL. Élégies (1920).
Примечания:
1. Forme paysanne pour: je vais.
Вопросы:
* Cherchez dans cette pièce les expressions simples, les détails naïfs qui lui confèrent
son émouvant nt. — Quelle est ici la forme du vers?
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A LA FONDERIE
La France est l'un des pays qui comptent le plus de femmes travaillant à la
terre, à l'usine, au bureau. Ce travail est souvent très rude, parfois même
inhumain, comme l'a montré SIMONE WE1L, cette intellectuelle courageuse qui
n'a pas craint de s'embaucher dans une usine de fonderie pour y faire
l'expérience personnelle de la condition ouvrière.
Imagine-toi1 devant un grand four, qui crache au-dehors des flammes et
des souffles embrasés que je reçois en plein visage. Le feu sort de cinq ou six
trous qui sont dans le bas du four. Je me mets en plein devant pour enfourner
une trentaine de grosses bobines de cuivre qu'une ouvrière italienne, au
visage courageux et ouvert, fabrique à côté de moi; c'est pour les trams2 et les
métros, ces bobines. Je dois faire bien attention qu aucune des bobines ne
tombe dans un des trous, car elle y fondrait; et pour ça, il faut que je me
mette en plein en face du four, et que jamais la douleur des souffles
enflammés sur mon visage et du feu sur mes bras (j'en porte encore la
marque) ne me fasse faire un faux mouvement. Je baisse le tablier du four;
j'attends quelques minutes; je relève le tablier, et avec un crochet je relève les
bobines passées au rouge, en les attirant à moi très vite (sans quoi les
dernières retirées commenceraient à fondre), et en faisant bien attention
encore qu'à aucun moment un faux mouvement n'en envoie une dans un des
trous. Et puis ça recommence. En face de moi, un soudeur, assis, avec des
lunettes bleues et un visage grave, travaille minutieusement; chaque fois que
la douleur me contracte le visage, il m'envoie un sourire triste, plein de
sympathie fraternelle, qui me fait un bien indicible. De l'autre côté, une
équipe de chaudronniers travaille autour de grandes tables; travail accompli
en équipe, fraternellement, avec soin et sans hâte; travail très qualifié, où il
faut savoir calculer, lire des dessins très compliqués, appliquer des notions de
géométrie descriptive. Plus loin, un gars costaud3 frappe avec une masse sur
des barres de fer en faisant un bruit à fendre le crâne. Tout ça, dans un coin,
tout au bout de l'atelier, où on se sent chez soi, où le chef d'équipe et le chef
d'atelier ne viennent pour ainsi dire jamais. J'ai passé là 2 ou 3 heures, à 4
reprises (je m'y faisais de 7 à. 8 fr l'heure — et ça compte, ça, tu sais!). La
Première fois, au bout d'i heure 1/2, la chaleur, la fatigue, la douleur m'ont fait
Perdre le contrôle de mes mouvements. Voyant ça, tout de .suite, un des
chaudronniers (tous de chics types) s'est précipité pour le faire à ma place. J'y
retournerais tout de suite, dans ce petit coin d'atelier, si je pouvais (ou du
moins dès que j'aurais retrouvé des forces). Ces soirs-là, je sentais la joie de
Ranger un pain qu'on a gagné*.
SIMONE WEIL. La Condition ouvrière (publié en 1951)
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Примечания:
1. Данный текст представляет собой фрагмент письма подруге. 2. Abréviation
populaire; tramways. 3. Familier: un garçon vigoureux.
Вопросы:
* Relever dans cette page les expressions familières, les tournures populaires. —.
La dernière phrase ne trahit-elle pas comme un sentiment de culpabilité? Ne pensez-vous
pas que l'intellectuel mérite son pain tout comme un autre travailleur?
HOMMAGE A COLETTE (1873-1954)
colette n 'aura pas été seulement un des plus grands écrivains français de son
temps. Elle aura eu surtout le mérite de rester profondément fidèle à sa nature
de femme, et, par là, de dégager toutes les ressources, toute l'originalité du
génie féminin. LÉON-PAUL FARGUE, qui l'a bien connue, lui a rendu le plus juste
et le plus sensible hommage.
Je la vois et la verrai toujours, Colette de Montigny-en-Fresnois1, tantôt
à Paris, plantée en plein cœur du Palais-Royal2 comme une rosé dans une
boutonnière, tantôt à La Treille Muscate, sa maison de Saint-Tropez3
toujours la même, avec cette sensualité exacte et brusque, cet amour de la
vie de tous les jours, une lucidité inflexible. Je l'entends et l'entendrai
toujours résumer son existence à grands traits:
«Je travaille et je peine. C'est un métier de forçat que de s'enfermer
chaque jour pour écrire, alors qu'il fait si beau, que l'on se sent invitée
à tout instant. Tenez, venez voir ma vigne... J'ai fait douze cents bouteilles
l'année dernière!.. Et mon potager? Je bêche moi-même, mais avant huit
heures du matin. Après, c'est l'encrier. Mais regardez donc mes tomates,
mes artichauts. Je mange très peu, et jamais de viande en été. Des fruits,
des légumes, un poulet de temps en temps. La sagesse, quoi!»