D'autres jours, elle parle de la correspondance de ses innombrables
lectrices: «Elles se racontent avec confiance, interrogent, écoutent. L'une
me demande un chat; l'autre, appauvrie, se lamente de devoir déménager et
quitter son chien. Regardez: une grande écriture extraordinaire, qui se
heurte aux bords du papier comme un oiseau affolé, croise ses lignes, se
brise, revient sur elle-même. C'est celle d'une amie inconnue et désespérée
qui me crie: «Madame, est-ce que vous «pensez qu'il reviendra?» Et mille
conversations encore touchant les odeurs de la Provence ou de la rue
Vivienne, le Petit Chaperon Rouge, les lézards vifs comme des envies, la
neige vivante des Alpilles, le soleil sur les seuils de ces villages du midi
138
rangés comme des noces sur le passage de la lumière, les chèvres, l'ail, le
velours, la confiture, la chaleur blanche ou rosé des plats cuisinés qui
attendent sur la table, la couleur du vin, desyeux, des soirs*. Et ce qu'elle
écrivit elle-même un jour sur le voyage revient à ma mémoire périodique-
ment, comme un refrain où je la retrouve toute: «Il n'est de départ que vers
le soleil. Il n'est de voyage qu'au-devant d'une lumière accrue; c'est avoir
obtenu de la vieillesse le seul répit qu'elle puisse donner, que de
s'arrêter— encore un instant, encore un instant! — sous un ciel où le
temps, suspendu et rêveur au haut d'un azur immobile, nous oublie...»
Et je flaire dans cette sensibilité celle de toutes les femmes françaises,
mes compagnes. (...) Ses traits reconnaissables entre mille, son style aux
tendresses obscures et spontanées, cet amour si juste et si mesuré jusque
dans ses emportements, le goût des images, des verbes, de l'interrogation
bien placée dans la phrase, tout cela est féminin et français et l'on
comprend bien pourquoi, dans les bibliothèques provinciales, chez un
docteur, un marchand de vins, un horticulteur, ce sont les livres de Colette
qui révèlent le plus de ferveur et d'attention. Même des passages entiers
sont gravés dans la mémoire de quelque maîtresse de maison, éblouie par
une façon de dire qui serait la sienne s'il n'y avait pas ces quelques mètres
à franchir, ce rien, cet invisible abîme qui la sépare du génie.
Et le génie de Colette, que les Françaises sentent si voisin du leur, de la
même famille et de la même essence, est précisément de répondre à toutes
les questions de la vie intérieure de la façon la plus stricte, comme une
Pythie5 généreuse. Elle est infaillible. Ce qu'elle dit du dévouement, des
joies, des plantes aromatiques, des chenilles posées comme des
brandebourgs6 sur les doirnans7 de la nature, d'un verre d'eau fraîche, des
chiens errants, des méditations interminables et laineuses8 du chat, des
cadeaux, de la pluie, de l'enclume aux oreilles pointues, du chagrin secret
de celles qui se sont trompées de regard, oui, ce qu'elle dit de cette
horlogerie dans laquelle nous sommes embarqués avec nos sentiments,
semble surgir d'un code. Quelques critiques ont cru soulever une montagne
en écrivant qu'on ne trouvait pas chez Colette, incomparable artiste, grand
poète et grand peintre, de réponses, même incertaines, aux durs, aux
tragiques problèmes de la condition humaine, qu'elle ne prenait jamais
parti dans les querelles qui mettent aux prises nos contemporains**. Et
c'est de cela que les Françaises la louent. Car il n'y a pas de problèmes!
Tous se sont déjà présentés, et tous ont été résolus. C'est le coefficient qui
change, et Colette le sait bien, mieux que personne***.
léon-paul FARGUE. Portraits de Famille (1947).
139
Примечания:
1. В действительности Колетта родилась в Сен-Савёр-ан-Пюизе (департамент Йон
на). Невольная ошибка, происшедшая от того, что Клодина, самая известная героиня
Колетты, прообразом которй считалась сама писательница, родилась в Монтиньи
2. Там Колетта жила в конце жизни, там же и умерла. 3. Город-курорт в Провансе. на
берегу моря. 4. Мужчина, который бросил корреспондентку Колетты. 5. Пифия — в
древней Греции жрица-прорицательница в храме Аполлона в Дельфах. Иносказатель-
но — прорицательница. 6. Бранденбуры — галуны или петли из витых галунов на
мундирах. 7. Гусарский мундир, расшитый галунами. 8. То есть спутанные и мягкие
как непряденая шерсть.
Вопросы:
* Cette phrase ne fourrait-elle pas être signée de Colette elle-même? Montrez qu'elle
évoque à merveille ce qu 'on pourrait appeler la sensualité de cet écrivain.
** Que fiensez-vous, vous-même, de ce grief?
*** D'après ce que vous pouvez connaître de l'œuvre de Colette, trouvez-vous que ce
portrait soit juste et complet?
MES «TRENTE-HUIT HEURES»
de tous les sports, l'aviation est sans doute celui où les Françaises se sont le
plus souvent distinguées: Maryse Bastié, Hélène Boucher, Jacqueline Auriol en
ont fourni des preuves indiscutables. Plus récemment la •parachutiste Colette
Duval battait le record du monde de hauteur en chute libre, parachute ouvert à
250 mètres du sol. Le récit, où MARYSE BASTIÉ conte l'exploit qui lui valut de
ramener «d'un seul coup à la France trois records de durée», fait ressortir
avec force l'énergie et l'endurance de l'indomptable aviatrice.
La seconde nuil: fut effroyable. Je l'abordais1 au bout de trente heures:
encore aujourd'hui, lorsque je l'évoque, j'ai des frissons rétrospectifs et je
crois que je recommencerais n'importe quoi, sauf ça!.. C'est indicible... il
faut l'avoir vécu — et personne ne l'a vécu — pour comprendre.
Le soleil s'est couché, le veinard2!.. Moi, je dois tourner encore et
toujours... Je me fais l'effet d'une damnée dans un cercle infernal... Depuis
des heures et des heures, attachée dans mon étroite carlingue3 mes pieds ne
pouvant quitter le palonnier4, ma main droite ne pouvant lâcher le manche
à balai5 je subis cette effarante immobilité qui m'ankylose et me supplicie.
Muscles, nerfs, cerveau, cœur, tout chez moi me paraît atteint: il n'y
a que la volonté qui demeure intacte.
140
Dès que je bougeais une jambe, je ressentais de si vives douleurs que je
criais de détresse, seule dans la nuit. Ma main droite, blessée par le
continuel frottement contre le manche à balai, saignait...
Mon esprit n'était pas moins douloureux que mon corps. Je vivais dans
la perpétuelle terreur de rencontrer un des avions militaires qui, cette nuit-
là, faisaient des exercices: je n'avais pas de feux à bord, et, dans l'obscurité,
le feu arrière d'un avion se confond facilement avec les étoiles.
A un moment, un avion passa si près de moi que je cabrai6 mon
appareil dans l'épouvante d'une collision que je crus inévitable. A peine
remise de cette alerte, j'apercevais soudain un autre avion juste au-
dessus de moi, si bien que je vis nettement les roues de son train
d'atterrissage à quelques mètres de ma tête. Ces circonstances étaient
arrivées à me faire oublier le froid qui m'engourdissait — j'étais dans
un avion torpédo7— les intolérables crampes, la lassitude écrasante.
Mais je n'étais pas au bout de mes souffrances. Il semblait que le ciel
eût mobilisé toutes ses forces mauvaises pour les jeter en travers de ma
route... Maintenant venait le sommeil, ce redoutable ennemi du pilote.
C'était le début de la seconde nuit. L'incessant ronronnement du
moteur, peu à peu, m'engourdissait le cerveau. Mes paupières
s'alourdissaient... Dans une sorte de semi-inconscience, j'évoquai la
vision des gens qui rentraient chez eux, fermaient les volets sur
l'intimité des chambres closes, allumaient leur lampe de chevet. Je
pensais à mon lit, si douillet sous les chaudes couvertures, avec la
tentation du matelas si uni, si élastique où s'étendent les membres las...,
la fraîcheur du drap sous mes joues brûlantes...
Mes yeux se fermaient plusieurs fois par minute... Des mouvements
inconscients faisaient cabrer ou piquer8 mon appareil et je me réveillais en
sursaut, avec cette idée lancinante9: ah! dormir! dormir!..
Oui, mais... dormir dans un avion à cinq ou six cents mètres de hauteur,
cela équivaut à un suicide. Dormir, c'est mourir...
Je dois dire que je l'ai souhaité: il me semblait être au bout des forces
humaines. Pourtant, je ne voulais pas abandonner. L'accident ou la panne...
qui, sans que j'y fusse pour rien, me délivreraient de toutes ces abominables
souffrances, soit!.. Mais personnellement,^ ne voulais -pas céder.
Il fallait à tout prix échapper à cet incoercible besoin de sommeil qui
allait me mener à la catastrophe. Dans mon cerveau en feu, ma pensée
tournoyait comme un oiseau affolé: j'essayai de la fixer, de lui donner un
objet en pâture pour échapper à cette sorte d'anesthésie de la conscience
qui devenait plus dangereuse de minute en minute.
141
J'évoquais les malheurs qui ont marqué ma vie: ma sensibilité annihilée
se refusait à la moindre réaction. Alors, je pensais aux succès fabuleux, aux
prouesses magnifiques que je pourrais réaliser avec mon avion, à la gloire
à la fortune... En vain. A cette heure, tout sombrait dans l'indifférence. Mes
appareils de bord semblaient s'éloigner..., mes paupières, pesantes comme
du plomb, continuaient à se fermer, invinciblement.
Allons! du cran11!.. Je n'allais pas flancher12 si près du but, que diable!..
Je serre les dents et je prends le vaporisateur que, par précaution, j'avais
emporté. Je m'envoie dans les prunelles un jet d'eau de Cologne... Je vous
recommande le moyen... Il est infaillible: un fer rouge!..
La brûlure dure dix minutes... mais si douloureuse, la réaction de
défense de mon corps est si violente que, pendant une heure, l'âpre besoin
de dormirm'épargne.
Après... il faut recommencer... toutes les heures, puis, toutes les demi-
heures... jusqu'à épuisement de mon flacon. Quand il est vide, j'ai recours
à l'eau minérale que j'ai en réserve et, toutes les cinq minutes, je m'asperge
le visage.
Bientôt une crampe lancinante à mon estomac me rappelle que je n'ai
rien absorbé depuis le départ. Je mords dans un fruit que je lance aussitôt
par-dessus bord; j'ai éprouvé la sensation abominable que toutes mes dents
branlaient dans leurs alvéoles.
Enfin, voici l'aube!.. C'est alors que commence un nouveau supplice.
Mon imagination exaspérée crée des hallucinations sensorielles... Qu'y a-t-
il donc à ma droite?.. Un mur bla.nc se dresse contre lequel je vais a.ller
me briser.
Un mur... et je suis à six cents mètres!.. J'ai la berlue13 voyons! Je réagis
violemment contre ma torpeur; je reprends mon sang-froid, je suis
parfaitement lucide. Je sais qu'il n'y a pas de mur... Mais je continue à en
voir un sur ma droite, immense et blanc... Pour l'éviter, malgré moi,
soigneusement, je prends mes virages à gauche...
L'heure passe avec cette hantise sur ma rétine. Je regarde ma montre
sans cesse: l'heure tourne. Brave petite aiguille qui m'encourage, ra.nime
ma défaillante énergie! Encore un effort... un autre... Il faut tenir... tenir
jusqu'au bout... J'ai l'impression maintenant d'être une machine, une
machine souffra.nte et agissante, mais que rien n'arrêtera avant le but
définitif...
«Ou je me tuerai, ou j'arriverai !»
Un nouveau regard sur ma montre... après tant d'autres!.. Ça y est! Je l'ai
battu, le record de durée...
142
Je pourrais atterrir. Mais il y a de l'essence dans les réservoirs; je peux
tenir, donc je dois tenir, cela m'apparaît avec une indiscutable évidence.
Des avions viennent évoluer autour de moi. Ils ne voient pas le mur,
eux, et, par instants, je tremble qu'ils n'aillent se jeter contre l'invisible
obstacle. C'est si net que je regarde le sol pour y découvrir les débris des
appareils que je crois s'être écrasés.
Un, deux, trois, quatre... Je veux compter jusqu'à cent. Huit, douze,
dix-sept... Je ne sais plus. Je bronche14 Chaque nombre est un trébuchet15
L'état de mes yeux s'est aggravé. Ils sont en feu. J'ai des
bourdonnements d'oreilles... Mon corps tout entier est endolori, le vent me
fouette intolérablement le visage... Je me sens abrutie.
Pour tenir un peu plus longtemps, je prends une grande décision: «Je
vais faire un tour complet et j'atterrirai...» A cette promesse de l'esprit, le
corps retrouve ses moyens...
...Lorsque j'atterris, mes yeux tuméfiés distinguaient à peine le sol: il y
avait un jour et deux nuits que je tournais en rond sa.ns lâ.cher les
commandes. 37 heures 55 minutes à faire voler l'avion*...
MARYSE BASTIÉ. Ailes ouvertes (1937),
Примечания:
1. L'imparfait, après le passé simple, traduit une manière d'état. 2. Счастливчик, ве-
зунчик. 3. Кабина пилота (профессиональный жаргон). 4. Педаль руля направления.
5. Рычаг руля высоты. 6. Кабрировала, т.е. резко подняла вверх... 7. Т.е. в самолете,
кабина которого не имеет стеклянного фонаря, защищающего летчика сверху.
8. Пикировать, т.е. резко направить самолет к земле. 9. Навязчивая мысль. 10. Неукро-
тимая, неодолимая. 11. Смелей, мужественней (здесь: взять себя в руки!) 12. Не сдам-
ся, не спасую (разг.). 13. Временное помрачение зрения. 14. Делаю ошибку, сбиваюсь.
15. Ловушка, западня.