Le narrateur, fils de l'instituteur M. Seurel, s'est lié avec un élève, le grand Meaulnes,
qui a fait une fugue. Dès lors, il attend avec impatience, comme tous ses camarades, le
retour du fugitif tarti depuis déjà trois jours.
Le quatrième jour fut un des plus froids de cet hiver-là. De grand matin,
les premiers arrivés dans la cour se réchauffaient en glissant1 autour du
puits. Ils attendaient que le poêle fût allumé dans l'école pour s'y précipiter.
Derrière le portail, nous étions plusieurs à guetter la venue des gars de
la campagne. Ils arrivaient tout éblouis encore d'avoir traversé des
paysages de givre, d'avoir vu les étangs glacés, les taillis où les lièvres
détalent... Il y avait dans leurs blouses un goût de foin et d'écurie qui
alourdissait l'air de la classe, quand ils se pressaient autour du poêle rouge.
Et ce matin-là, l'un d'eux avait apporté dans un panier un écureuil gelé qu'il
avait découvert en route. Il essayait, je me souviens, d'accrocher par ses
griffes, au poteau du préau2, la longue bête raidie*...
Puis la pesante classe d'hiver commença...
Un coup brusque au carreau nous fit lever la tête. Dressé contre la porte,
nous aperçûmes le grand Meaulnes secouant avant d'entrer le givre de sa
blouse, la tête haute et comme ébloui !
Les deux élèves du banc le plus rapproché de la porte se précipitèrent
pour l'ouvrir: il y eut à l'entrée comme un vague conciliabule, que nous
n'entendîmes pas, et le fugitif se décida enfin à pénétrer dans l'école.
Cette bouffée d'air frais venue de la cour déserte, les brindilles de paille
qu'on voyait accrochées aux habits du grand Meaulnes, et surtout son air de
voyageur fatigué, affamé, mais émerveillé, tout cela fit passer en nous un
étrange sentiment de plaisir et de curiosité.
M. Seurel était descendu du petit bureau à deux marches où il était en
train de nous faire la dictée; et Meaulnes marchait vers lui d'un air agressif.
Je me rappelle combien je le trouvai beau, à cet instant, le grand
compagnon, malgré son air épuisé et ses yeux rougis par les nuits passées
au-dehors, sans doute.
Il s'avança jusqu'à la chaire et dit, du ton très assuré de quelqu'un qui
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rapporte un renseignement:
«Je suis rentré, monsieur.
— Je le vois bien, répondit M. Seurel, en le considérant avec curiosité...
Allez vous asseoir à votre place.»
Le gars se retourna vers nous, le dos un peu courbé, souriant d'un air
moqueur comme font les grands élèves indisciplinés lorsqu'ils sont punis,
et, saisissant d'une main le bout de la table, il se laissa glisser sur son banc.
«Vous allez prendre un livre que je vais vous indiquer, dit le maître —
toutes les têtes étaient alors tournées vers Meaulnes —, pendant que vos
camarades finiront la dictée.»
Et la classe reprit comme auparavant. De temps à autre le grand
Meaulnes se tournait de mon côté, puis il regardait par les fenêtres, d'où
l'on apercevait le jardin blanc, cotonneux, immobile, et les champs déserts,
où parfois descendait un corbeau. Dans la classe, la chaleur était lourde,
auprès du poêle rougi. Mon camarade, la tête dans les mains, s'accouda
pour lire: à deux reprises je vis ses paupières se fermer et je crus qu'il allait
s'endormir.
«Je voudrais aller me coucher, monsieur, dit-il enfin, en levant le bras
à demi. Voici trois nuits que je ne dors pas.
— Allez!» dit M. Seurel, désireux surtout d'éviter un incident. Toutes
les têtes levées, toutes les plumes en l'air, à regret nous le regardâmes
partir, avec sa blouse fripée dans le dos et ses souliers terreux.
Que la matinée fut lente à traverser! Aux approches de midi, nous
entendîmes là-haut, dans la mansarde3, le voyageur s'apprêter pour
descendre. Au déjeuner, je le retrouvai assis devant le feu, pendant qu'aux
douze coups de l'horloge, les grands élèves et les gamins, éparpillés dans la
cour neigeuse, filaient comme des ombres devant la porte de la salle
à manger.
De ce déjeuner, je ne me rappelle qu'un grand silence et qu'une grande
gêne. Tout était glacé. (...) Enfin, le dessert terminé, nous pûmes tous les
deux bondir dans la cour. Cour d'école,, après midi, où les sabots avaient
enlevé la neige..., cour noircie où le dégel faisait dégoutter les toits du
préau..., cour pleine de jeux et de cris perçants! Meaulnes et moi, nous
longeâmes en courant les bâtiments. Déjà deux ou trois de nos amis du
bourg laissaient la partie et accouraient vers nous en criant de joie, faisant
gicler la boue sous leurs sabots, les mains aux poches, le cache-nez
déroulé. Mais mon compagnon se précipita dans la grande salle, où je le
suivis, et referma la porte vitrée juste à temps pour supporter l'assaut de
ceux qui nous poursuivaient. (...)
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Dans la classe qui sentait les châtaignes et la piquette4 il n'y avait que
deux balayeurs, qui. déplaçaient les tables. Je m'approchai du poêle pour
m'y chauffer paresseusement en attendant la rentrée, tandis qu'Augustin
Meaulnes cherchait dans le bureau du maître et dans les pupitres. Il
découvrit bientôt un petit atlas, qu'il se mit à étudier avec passion, debout
sur l'estrade, les coudes sur le bureau, la tête entre les mains.
Je me disposais à aller près de lui; je lui aurais mis la main sur l'épaule et
nous aurions sans doute suivi ensemble sur la carte le trajet qu'il avait fait,
lorsque soudain la porte de communication avec la petite classe s'ouvrit toute
battante sous une violente poussée, et Jasmin Delouche, suivi d'un gars du
bourg et de trois autres de la campagne, surgit avec un cri de triomphe. (...)
A son entrée, Meaulnes leva la tête et, les sourcils froncés, cria aux gars
qui se précipitaient sur le poêle, en se bousculant:
«On ne peut donc pas être tranquille une minute, ici!
— Si tu n'es pas content, il fallait rester où tu étais», répondit, sans lever
la tête, Jasmin Delouche qui se sentait appuyé par ses compagnons. (...)
Mais déjà Meaulnes était sur lui. Il y eut d'abord une bousculade; les
manches des blouses craquèrent et se décousirent. Seul, Martin, un des gars
de la campagne entrés avec Jasmin, s'interposa:
«Tu vas le laisser!» dit-il, les narines gonflées, secouant la tête comme
un bélier.
D'une poussée violente, Meaulnes le jeta, titubant, les bras ouverts, au
milieu de la classe; puis, saisissant d'une main Delouche par le cou, de
l'autre ouvrant la porte, il tenta de le jeter dehors. Jasmin s'agrippait aux
tables et tramait les pieds sur les dalles, faisant crisser ses souliers ferrés,
tandis que Martin, ayant repris son équilibre, revenait à pas comptés, la tête
en avant, furieux. Meaulnes lâcha Delouche pour se colleter5 avec cet
imbécile et il allait peut-être se trouver en mauvaise posture, lorsque la
porte des appartements s'ouvrit à demi. M. Seurel parut, la tête tournée vers
la cuisine, terminant, avant d'entrer, une conversation avec quelqu'un...
Aussitôt la bataille s'arrêta. Les uns se rangèrent autour du poêle, la tête
basse, ayant évité jusqu'au bout de prendre parti. Meaulnes s'assit à sa
place, le haut de ses manches décousu et défroncé6. Quant à Jasmin, tout
congestionné, on l'entendit crier durant les quelques secondes qui
Précédèrent le coup de règle du début de la classe:
«Il ne peut plus rien supporter maintenant. Il fait le malin. Il s'imagine
Peut-être qu'on ne sait pas où il a été.
— Imbécile! Je ne le sais pas moi-même», répondit Meaulnes, dans le
silence déjà grand.
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Puis, haussant les épaules, la tête dans les mains, il se mit à apprend i
ses leçons**.
ALAIN-FOURNIER. Le Grand Meaulnes (1913).
Примечания:
1. На льду. 2. Крытая галерея, где ученики укрывались на перемене от дождя
3. Мансарда, комната на чердаке. 4. Кислое вино низкого качества либо изготовленное
из виноградных выжимок. 5. Схватить за шиворот, вступить в драку. 6. Утратившие
сборки, складки.
Вопросы:
* Étudiez les éléments poétiques contenus dans ce paragraphe.
** Quelle idée peut-on se faire de 7'atmospllère qui régne dans une école de campagne
d'après ce passage? — Montrez ce qu'il y a de vivant dans le parler des élèves.
UNE «EXPLICATION» DE PHÈDRE
L'enseignement de la littérature est un des plus ardus qui soient, surtout
lorsqu'on prétend, comme en France, le faire reposer sur l'étude d'auteurs
classiques, c'est-à-dire morts depuis des siècles et dont l'intérêt échappe
souvent aux élèves.
D'où l'effort accompli aujourd'hui par de jeunes professeurs pour rendre la vie
à de vieux textes, fût-ce au prix d'expressions argotiques et de rapprochements
un peu hasardeux avec l'actualité.
Un professeur du second degré, dont c'est la première année d'enseignement,
reçoit la visite de l'inspecteur général. Un peu ému, il confie à l'un de ses élèves le
soin d'expliquer un passage de Phèdre (1677) selon la méthode assez particulière
qu 'il a inaugurée dans sa classe.
L'ÉLÈVE. — Jusqu'à Racine jamais une femme n'avait fait la cour à un
homme sur la scène. Les femmes doivent se tenir tranquilles, surtout au
XVIIesiècle. C'est l'homme qui commence.
Oui, prince, je languis, je brûle pour Thésée .
Phèdre est plus âgée qu'Hippolyte. Mais pas beaucoup plus. Ce n'est pas
une vieille femme, comme à la Comédie-Française. Elle a peut-être
vingt-cinq ans. On se marie jeune dans le Midi. Elle est très jolie.
Elle se demande comment elle va faire pour avouer son amour à ce
jeune homme. C'est pour ça qu'elle ne dort pas depuis plusieurs nuits.
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Elle a trouvé un trac2. Elle va faire semblant de penser à son mari
Thésée. Mais c'est au fils de son mari qu'elle pense: Hippolyte. Un fils qu'il
a eu d'une autre femme. Justement ils se ressemblent comme deux gouttes
d'eau. Et ils ont la même cuirasse.
Phèdre est très amoureuse. Elle a un tempérament de feu. C'est la petite-
fille du Soleil, qui atteint une température de 6500° dans la Photosphère3
En plus, il fait très chaud en Grèce, surtout en été. Et la pièce se passe vers
le 14 juillet4. C'est le moment des grandes fêtes où on représente les
tragédies en plein air. Les gens apportent leurs saucissons*.
Phèdre n'en peut plus. Elle a rêvé à Hippolyte toute la nuit. Elle s'est
tordue sur son lit. On étouffe dans ce palais.
Je languis, je brûle pour Thésée. Et le rejet5 au début du vers suivant: Je
l'aime. C'est tout à fait un corps de femme qui palpite.
Je l'aime, non point tel que l'ont vu les enfers,
Volage adorateur de mille objets divers,
Qui va du dieu des morts déshonorer la couche...
Thésée est un coureur6. Phèdre en profite pour le7 glisser sans avoir l'air
d'y toucher. Elle l'accuse d'avoir adoré mille «objets». Les «objets», au
XVIIesiècle, c'étaient les femmes. Il a déshonoré la couche du dieu des
morts. Il est descendu aux Enfers exprès pour enlever sa femme
Proserpine. Ce qui prouve aussi son courage. Le dieu des morts était
terrible. Et sa couche se trouvait en un endroit effrayant.
Mais fidèle, mais fier, et même un feu farouche...
Voilà la déclaration qui commence. Vers 638. C'est le portrait de
Thésée jeune. Il n'est plus comme ça maintenant. Admirons au passage la
ruse des femmes. Remarquer l'allitération8 fidèle, fier, farouche. Ces f
donnent beaucoup de charme à la description. Remarquons aussi le nombre
de syllabes: Fidèle: trois. Fier: une. Farouche: trois, mais qui ne comptent
que pour deux, à cause de l'élision de l'e muet à la fin du vers.
La fidélité, c'est la première qualité chez l'homme, pour une femme:
trois syllabes. Mais un homme qui ne serait que fidèle, la femme ne
1'aimerait pas. Il faut qu'il soit fier, qu'il la domine, mais pas trop: une
syllabe. Il faut qu'il soit même un peu farouche et qu'elle craigne de le
Perdre. Cette crainte l'excite beaucoup: deux syllabes**.
Charmant, jeune, tramant tous les cœurs après soi...
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Phèdre y va de plus en plus fort. Une fois qu'elle est lancée, une femme
ne sait plus s'arrêter.
Un homme peut être fidèle, fier et même un feu farouche sans qu'on
l'aime. Mais s'il est charmant, cela veut dire qu'on l'aime. Et, en plus, s'il
est jeune!.. Surtout si la femme l'est moins que lui!., et s'il traîne tous les
cœurs après soi!.. Il est bien normal qu'il traîne aussi celui de Phèdre.
Tel qu'on dépeint nos dieux...
Ce Thésée, elle l'adore. Comme aujourd'hui une femme dit à un
homme:Mon ange.
Ou tel que je vous voi...
Ça y est! Elle l'attaque directement. Une femme qui veut un homme,
rien ne lui résiste. Elle commence en catimini9, puis elle y va de face.
Hippolyte ne peut s'y tromper. Ce n'est pas de son père qu'il s'agit, même
jeune, mais de lui.
Ce petit demi-vers est un des mieux faits pour le théâtre. Racine n'a pas
besoin de dire entre parenthèses que l'actrice doit se remuer comme ceci ou
comme cela: même si l'actrice qui joue Phèdre est mauvaise, ce petit
demivers la pousse dans le dos et la force à pivoter vers Hippolyte. Elle le
regarde.