» Si l'on juge l'amour par la plupart de ses effets, il ressemble plus à la
haine qu'à l'amitié.
* II est plus honteux de se défier de ses amis que d'en être trompé,
* Chacun dit du bien de son cœur, et personne n'en ose dire de son
esprit.
4 L'esprit est toujours la dupe du cœur, f Le refus de la louange est un
désir d'être loué deux fois. ТLes vertus se perdent dans l'intérêt, comme
les fleuves se perdent dans la mer.
• Les vices entrent dans la composition des vertus, comme les poisons
entrent dans la composition des remèdes. La prudence2 les assemble et
les tempère3, et elle s'en sert utilement contre les maux de la vie.
• Qui vit sans folie n'est pas si sage qu'il le croit.
• La véritable éloquence consiste à dire tout ce qu'il faut, et à ne dire
que ce qu'il faut.
• La jeunesse est une ivresse continuelle; c'est la ûèvre de la raison. Il
y a dans la jalousie plus d'amour-propre que d'amour.
» La fortune4 et l'humeur5 gouvernent le monde*.
Maximes (1665).
Примечания:
1. Самолюбие, себялюбие. 2. La prudence = les gens prudents. 3. Укрощает, обуз-
дывает. 4. В смысле: судьба, случай. 5. Капризынастроения.
309
Вопросы:
* Commentez quelques-unes de ces formules lapidaires, en montrant ce qu'elles ont à la
fois de perspicace et d'un peu sommaire.
BOSSUET (1627-1704)
Formé à la rude école de la rhétorique classique et voué lui-même
à convaincre l'auditoire qu'il haran- guait du haut de sa chaire, BOSSUET a tout
naturellement ramené la prose française vers ce caractère oratoire qu'elle
avait hérité du latin. Mais la fougue qui le soulevait, l'imagination lyrique qui
colorait sa pensée lui ont permis de créer ce style des grands sermomiaires qui
est un des honneurs de notre littérature.
LA MORT DE MADAME1
Оnuit désastreuse! ô nuit effroyable, où retentit tout à coup, comme un
éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle: Madame se meurt! Madame est
morte! Qui de nous ne se sentit frappé à ce coup, comme si quelque
tragique accident avait désolé sa famille? Au premier bruit d'un mal si
étrange, on accourut à Saint-Cloud2 de toutes parts; on trouve tout
consterné, excep'té le cœur de cette princesse. Partout on entend des cris;
partout on voit la douleur et le désespoir et l'image de la mort. Le roi, la
reine. Monsieur, toute la cour, tout le peuple, tout est abattu, tout est déses-
péré; et il me semble que je vois l'accomplissement de cette parole du pro-
phète: «Le roi pleurera, le prince sera désolé, et les mains tomberont au
peuple de douleur et d'étonnement .»
Mais les princes et les peuples gémissaient en vain. En vain Monsieur,
en vain le roi même tenait Madame serrée par de si étroits embrassements.
Alors ils pouvaient dire l'un et l'autre avec saint Ambroise: «Sti-ingebarn
brachia, sed jam amiseram quem tenebarn: Je serrais les bras, mais j'avais
déjà perdu ce que je tenais4» La princesse leur échappait parmi des
embrassements si tendres et la mort plus puissante nous l'enlevait entre ces
royales mains. Quoi donc! elle devait périr si tôt! Dans la plupart des
hommes les changements se font peu à peu, et la mort les prépare
ordinairement à son dernier coup. Madame cependant a passé5 du matin au
soir, ainsi que l'herbe des champs. Le matin elle fleurissait; avec quelles
grâces, vous le savez: le soir, nous la vîmes séchée; et ces fortes
expressions par lesquelles l'Ecriture sainte6 exagère l'inconstance des
choses humaines devaient être pour cette princesse si précises et si
littérales*.
Oraison funèbre d'Henriette-Anne d'Angleterre (1670).
310
Примечания:
1. Мадам — титул жены младшего брата короля, носившего титул Месье. Имеется
в виду Генриетта Анна Английская, жена Филиппа, герцога Орлеанского, внезапно
умершая по невыясненной причине 30 июня 1670 г. Существовало подозрение, что ее
отравил один из фаворитов герцога Орлеанского. 2. Там находилась резиденция Ме-
сье. 3. Иезекииль,vii. 27. 4. Св. Амброзии "Надгробное слово над умершим братом его Сатирусом". 5. Отошла (в мир иной). 6. Псалмы, 102, 15: "Дни человека, как трава, как цвет полевой".
Вопросы:
* Montrez qu'il y a une sorte d'harmonie entre, le style de Bossuet et les citations qu'il
tire de l'Écriture sainte ou des Pères de l'Eglise. - Appréciez la poésie des dernières lignes.
LA BRUYÈRE (1645-1696)
A la prose majestueuse du Grand Siècle; LA BRUYÈRE fait succéder une forme
d'expression plus rapide, plus alerte, qui préfigure le style de Montesquieu etde Voltaire. Tout se passe comme si l'écrivain, las de la période trop bien
balancée de l'époque précédente, s'appliquait à la désarticuler: la
subordination cède soudain le pas à la coordination, à la juxtaposition de
phrases courtes, pressées, serrées les unes contre les autres, dédaigneuses des
liens purement logiques pour restituer le réel dans sa multiplicité même...
AGIS, LE DISEUR DE PHÉBUS1
Que dites-vous? Comment? Je n'y suis pas '. vous plairait-il de
recommencer? J'y suis encore inoins. Je devine enfin: vous voulez, Acis,
me dire qu'il fait froid; que ne me disiez-vous: «II fait froid»? Vous voulez
m'apprendre qu'il pleut ou qu'il neige; dites: «II pleut, il neige.» Vous me
trouvez bon visage, et vous désirez de2 m'en féliciter; dites: «Je vous trouve
bon visage.»
«Mais, répondez-vous, cela est bien uni" et bien clair, et d'ailleurs qui ne
pourrait pas en dire autant? — Qu'importé, Acis? Est-ce un si grand mal
d'être entendu4 quand on parle, et de parler comme tout le monde? Une
chose vous manque, Acis, à vous et vos semblables, les diseurs de phébus;
vous ne vous en défiez point5 et je vais vous jeter dans l'étonnement: une
chose vous manque, c'est l'esprit. Ce n'est pas tout: il y a en vous une chose
de trop, qui est l'opinion d'en avoir plus que les autres; voilà la source de311
votre pompeux galimatias6, de vos phrases embrouillées et de vos grands
mots qui ne signifient rien. Vous abordez cet homme, ou vous entrez dans
cette chambre; je vous tire par votre habit et vous dis à l'oreille: «Ne
songez point à avoir de l'esprit, n'en ayez point; c'est votre rôle; ayez, si
vous pouvez, un langage simple et tel que l'ont ceux en qui vous ne trouvez
aucun esprit: peut-être alors croira-t-on que vous en avez.*»
Les Caractères. De la Société et de la Conversation (1690)
Примечания:
1. В XVIIи XVIIIвв. определение Phébus служило синонимом туманного, высо-
копарного стиля. 2. M'en féliciter. 3.Просто. 4. Понятым. 5. Вы об этом не подозревае-
те. 6. Галиматья, напыщенные и бессмысленные речи.
Вопросы:
* Définir Z'art du portrait chez La Bruyère, d'après cet extrait des Caractères Montrez
que. l'écrivain, lui, a de l'esprit.
VOLTAIRE (1694-1778)
S il fallait chercher une illustration parfaite de la prose française, on lu
trouverait sans peine dans l'œuvre de VOLTAIRE. Car personne n'a manié notre
langue avec autant d'aisance et de naturel que l'auteur de Zadig (1747) et d(
Candide (1759) On peut même affirmer que par lui elle a été portée à l'un de
ses points de perfection. La qualité majeure du style voltairien semble être la
netteté. Tout ce qui risque d'alourdir l'expression ou de fausser la pensée est
banni au profit de la légèreté et de la limpidité. La phrase court droit au but:
elle ne s'embarrasse ni de vaine redondance, ni de fausse symétrie, ni
d'enjolivement d'aucune sorte. L'art, ici, consiste à mépriser l'artifice...
LE BUCHER
Il y avait alors dans l'Arabie une coutume affreuse, venue originaire
ment de Scythie1, et qui, s'étant établie dans les Indes par le crédit des
brachmanes2 menaçait d'envahir tout l'Orient. Lorsqu'un homme marié était
mort, et que sa femme bien-aimée voulait être sainte, elle se brûlait en
public sur le corps de son mari. C'était une fête solennelle qui s'appelait le
bûcher du veuvage. La tribu dans laquelle il y avait eu le plus de femmes
brûlées était la plus considérée. Un Arabe de la tribu de Sétoc1 étant mort.
312
sa veuve, nommée Almona, qui était fort dévote, fit savoir le jour et l'heure
où elle se jetterait dans le feu au son des tambours et des trompettes. Zadig
remontra4 à Sétoc combien cette horrible coutume était contraire au bien du
genre humain; qu'on laissait brûler tous les jours de jeunes veuves qui
pouvaient donner des enfants à l'État, ou du moins élever les leurs; et il le
fit convenir qu'il fallait, si l'on pouvait, abolir un usage si barbare. Sétoc
répondit: «Il y a plus de mille ans que les femmes sont en possession de5 se
brûler. Qui de nous osera changer une loi que le temps a consacrée? Y a-t-
il rien de plus respectable qu'un ancien abus? — La raison est plus
ancienne, reprit Zadig. Parlez aux chefs des tribus, et je vais trouver la
jeune veuve.»
Il se fit présenter à elle; et après s'être insinué dans son esprit par des
louanges sur sa beauté, après lui avoir dit combien c'était dommage de
mettre au feu tant de charmes, il la loua encore sur sa constance et son
courage. «Vous aimiez donc prodigieusement votre mari? lui dit-il. —
Moi? point du tout, répondit la dame arabe. C'était un brutal, un jaloux, un
homme insupportable; mais je suis fermement résolue de me jeter sur son
bûcher. — II faut, dit Zadig, qu'il y ait apparemment un plaisir bien
délicieux à être brûlée vive. — Ah! cela fait frémir la nature, dit la dame;
mais il faut en passer par là. Je suis dévote; je serais perdue de réputation,
et tout le monde se moquerait de moi si je ne me brûlais pas.» Zadig,
l'ayant fait convenir qu'elle se brûlait pour les autres et par vanité, lui parla
longtemps d'une manière à lui faire aimer un peu la vie, et parvint même à
lui inspirer quelque bienveillance pour celui qui lui parlait. «Que feriez-
vous enfin, lui dit-il, si la vanité de vous brûler ne vous tenait pas? —
Hélas! dit la dame, je crois que je vous prierais de m'épouser.»
Zadig était trop rempli de l'idée d'Astarté6 pour ne pas éluder7 cette
déclaration; mais il alla dans l'instant trouver les chefs des tribus, leur dit
ce qui s'était passé, et leur conseilla de faire une loi par laquelle il ne serait
permis à une veuve de se brûler qu'après avoir entretenu un jeune homme
tête à tête pendant une heure entière*. Depuis ce temps aucune dame ne se
brûla en Arabie. On eut au seul Zadig l'obligation d'avoir détruit en un jour
une coutume si cruelle, qui durait depuis tant de siècles. Il était donc le
bienfaiteur de l'Arabie**.
Zadig, Chapitre XI (1747).
Примечания:
1. Страна скифов, Скифия. 2. Брахман или брамин, индуистский жрец, священно-
служитель. 3. Арабский купец, в рабство которому был продан герой сказки Задиг.
313
4. Объяснил, растолковал. 5. Имеют право и обычай. 6. Молодая женщина, в которую
влюблен Задиг и которую он надеется обрести. 7. Уклониться.
Вопросы:
* On comparera ce passage avec La Jeune Veuve de La Fontaine.
** Quelle est l'idée essentielle que détend ici Voltaire? Montrez qu'il la développe sout,
la forme d'un apologue, que les traits malicieux et spirituels rendent plus plaisant. —
Essayez de définir l'ironie voltairienne.
JEAN-JACQUES ROUSSEAU (1712 1778)
Force de dépouillement et d'analytique précision, la prose française risquait
de verser dans une sécheresse désolée. Aussi faut-il saluer comme un moment
capital de son histoire l'avènement du Genevois ROUSSEAU, qui sut lui rendre
un souffle, une chaleur trop oubliés depuis Bossuet.
Mais le lyrisme de Jean-Jacques ne puise pas aux mêmes sources que celui de
l'orateur chrétien: il provient d'une mélancolie un peu vague, s'enveloppe
couramment des brumes de la rêverie, et la phrase qu'il inspire n'a tant
d'ampleur et de sinuosité que pour exprimer plus exactement des états d'âme
eux-mêmes ondoyants et complexes. Au fond, si la prose de Rousseau est si
volontiers musicale (et d'une musicalité fluide), c'est qu'elle veut traduire,
plutôt que des sentiments précis, une sorte de musique intérieure.
RÊVERIE AU BORD DU LAC
Quand le lac1 agité ne me permettait pas la navigation, je passais mon
après-midi à parcourir l'île, en herborisant à droite et à gauche; m'asseyant
tantôt dans les réduits les plus riants et les plus solitaires pour y rêver
à mon aise, tantôt sur les terrasses et les tertres, pour parcourir des yeux le
superbe et ravissant coup d'oeil du lac et de ses rivages, couronnés d'un côté
par des montagnes prochaines et, de l'autre, élargis en riantes et fertiles
plaines, dans lesquelles la vue s'étendait jusqu'aux montagnes bleuâtres
plus éloignées qui la bornaient.
Quand le soir approchait, je descendais des cimes de l'île, et j'allais
volontiers m'asseoir au bord du lac, sur la grève, dans quelque asile caché;
là, le bruit des vagues et l'agitation de l'eau, fixant mes sens et chassant de
mon âme toute autre agitation, la plongeaient dans une rêverie délicieuse,
où la nuit me surprenait souvent sans que je m'en fusse aperçu. Le flux et