348
Que j'en sais mieux le prix, et qu'il n'a point déçu
Le généreux15 espoir que j'en16 avais conçu.
Mais ce même devoir qui le vainquit dans Rome,
Et qui me range ici dessous17 les lois d'un homme,
Repousse encor si bien l'effort de tant d'appas18
Qu'il déchire mon âme et ne l'ébranlé pas.
C'est cette vertu même, à nos désirs cruelle,
Que vous louiez alors en blasphémant contre elle:
Plaignez-vous-en encor; mais louez sa rigueur,
Qui triomphe à la fois de vous et de mon cœur;
Et voyez qu'un devoir moins ferme et moins sincère •
N'aurait pas mérité l'amour du grand Sévère***.
SÉVÈRE
Ah! madame, excusez une aveugle douleur,
Qui ne connaît plus rien que l'excès du malheur:
Je nommais inconstance et prenais pour un crime
De ce juste devoir l'effort le plus sublime.
De grâce, montrez moins à mes sens désolés
La grandeur de ma perte et ce que vous valez;
Et, cachant par pitié cette vertu si rare,
Qui redouble mes feux lorsqu'elle nous sépare,
Faites voir des défauts qui puissent à leur tour
Affaiblir ma douleur avecque19 mon amour.
PAULINE
Hélas! cette vertu, quoique enfin" invincible,
Ne laisse que trop voir une âme trop sensible.
Ces pleurs en sont témoins, et ces lâches soupirs
Qu'arrachent de nos feux les cruels souvenirs:
Trop rigoureux effets d'une aimable présence
Contre qui mon devoir a trop peu de défense!
Mais si vous estimez ce vertueux devoir,
Conservez-m'en la gloire, et cessez de me voir;
Épargnez-moi des pleurs qui coulent à ma honte:
Épargnez-moi des feux qu'à regret je surmonte;
Enfin épargnez-moi ces tristes entretiens,
Qui ne font qu'irriter21 vos tourments et les miens.
349
SÉVÈRE
Que je me prive ainsi du seul bien qui me reste !
PAULINE
Sauvez-vous d'une vue à tous les deux funeste.
SÉVÈRE
Quel prix22 de mon amour! quel fruit de mes travaux!
PAULINE
C'est le remède seul" qui peut guérir nos maux.
SÉVÈRE
Je veux mourir des miens: aimez-en la mémoire.
PAULINE
Je veux guérir des miens: ils souilleraient ma gloire24.
SÉVÈRE
Ah ! puisque votre gloire en prononce l'arrêt,
II faut que ma douleur cède à son intérêt.
Est-il rien que sur moi cette gloire n'obtienne? *
Elle me rend les soins que je dois à la mienne.
Adieu: je vais chercher au milieu des combats
Cette immortalité que donne un beau trépas
Et remplir dignement, par une mort pompeuse" ,
De mes premiers exploits l'attente avantageuse26,
Si toutefois, après ce coup mortel du sort,
J'ai de la vie assez pour chercher une mort.
PAULINE
Et moi, dont votre vue augmente le supplice,
Je l'éviterai même en votre sacrifice;
Et seule dans ma chambre, enfermant mes regrets,
Je vais pour vous aux dieux faire des vœux secrets.
SÉVÈRE
Puisse le juste Ciel, content27 de ma mine,
Comblei: d'heur28 et de jours Polyeucte et Pauline!
350
PAULINE
Puisse trouver Sévère, après tant de malheur,
Une félicité digne de sa valeur!
SÉVÈRE
IL la trouvait en vous.
PAULINE
Je dépendais d'un père.
SÉVÈRE
Оdevoir qui me perd et qui me désespère!
Adieu, trop vertueux objet29 et trop charmant****.
PAULINE
Adieu, trop malheureux et trop parfait amant*****.
Acte II, se. II.
Примечания:
1. Полиевкта. 2. Льстит, обманывая. 3. Разошелся слух о смерти Севера. 4 Север,
прежде чем прославиться на полях сражения на востоке, был беден и никому не из-
вестен. 5. Признаки, черты. 6. Полиевкта. 7. Reine se rapporte à vous, du vers suivant.
8. Любовный пыл. 9. Душевной твердости. 10. Ce cœur: mon cœur. 11 Любовь 12. На-
иболее достойный любви. 13. Жестоких мук. 14. Подчиняет насильно 15. Благород-
ную. 16. Ваше достоинство. 17. Archaïque pour sous 18 Чар, очарования. 19 Ortho-
graphe déjà vieillie à l'époque de Corneille. 20. Окончательно. 21. Усиливать. 22. Награ-
да. 23. Le seul remède. 24. Мою честь. 25. Славную. 26. Возвышенную надежду, кото-
рую породили мои первые подвиги. 27. Удовлетворясь моей гибелью. 28. Счастье,
блаженство. 29. Здесь: предмет любви.
Вопросы:
* Formule toute cornélienne: en quoi?
** Pourquoi a-t-on pu dire que ce vers était « raciaien »?
*** L'attitude de Pauline n'est-elle pas à rapprocher de celles de Chimène et de
Rodrigue, chez qui l'amour grandit à la mesure de l'énergie manifestée par le partenaire?
**** Étudiez le vocabulaire précieux tout au long de cette scène.
* **** Montrez que la scèw. s'achève en un duo lyrique.
351
MOLIÈRE (1622-1673)
BOILEAU reprochait a l'auteur du Misanthrope d'être aussi celui de\
Fourberies de Scapin. Moins étroits dans nos goûts, nous serions plutôt tentée
aujourd'hui d'admirer un créateur aussi bien doué pour la simple farce que
pour la grande comédie de caractères, et, le cas échéant, assez habile poui
unir ces deux genres de comique à l'intérieur d'une même pièce...
La célèbre scène du «pauvre homme», extraite de Tartuffe, nous offre un
exemple saisissant de ce double aspect du génie de MOLIÈRE, qui, tout en non-,
faisant rire par le jeu des questions et des exclamations répétées d'Orgon, nou\
permet en même temps de saisir la stupidité d'un personnage littéralement
possédé.
TARTUFFE (1664-1669)
Orgon, qui est allé pendant quelques jours à la campagne, revient chez lui et s'informe
de ce qui s'est passé durant son absence. Il s'adresse à Dorme, sa servante.
ORGON
Tout s'est-il, ces deux jours, passé de bonne sorte?
Qu'est-ce qu'on fait céans'? Comme2 est-ce qu'on s'y porte?
DORINE
Madame1 eut, avant-hier, la fièvre jusqu'au soir,
Avec un mal de tête étrange à concevoir.
ORGON
Et Tartuffe4?
DORINE
Tartuffe? il se porte à merveille,
Gros et gras, le teint frais et la bouche vermeille.
ORGON
Le pauvre homme!
DORINE
Le soir elle eut un grand dégoût
Et ne put au souper toucher à rien du tout,
Tant sa douleur de tête était encor cruelle.
352
ORGON
Et Tartuffe?
DORINE
II soupa, lui tout seul, devant elle,
Et fort dévotement il mangea deux perdrix
Avec une moitié de gigot en hachis.
ORGON
Le pauvre homme!
DORINE
La nuit se passa tout entière
Sans qu'elle pût fermer un moment la paupière;
Des chaleurs5 l'empêchaient de pouvoir sommeiller,
Et jusqu'au jour près d'elle il nous fallut veiller.
ORGON
Et Tartuffe?
DORINE
Pressé d'un sommeil agréable,
II passa dans sa chambre au sortir de la table,
Et dans son lit bien chaud il se mit tout soudain,
Où sans trouble il dormit jusques au lendemain.
ORGON
Le pauvre homme! \
DORINE
A la fin, par nos raisons gagnée,
Elle se résolut à souffrir la saignée6,
Et le soulagement suivit tout aussitôt.
ORGON
Et Tartuffe?
DORINE
II reprit courage comme il faut,
Et contre tous les maux fortifiant son âme,
353
Pour réparer le sang qu'avait perdu madame,
But, à son déjeuner, quatre grands coups de vin.
ORGON
Le pauvre homme !
DORINE
Tous deux se portent bien enfin;
Et je vais à madame annoncer par avance
La part que vous prenez à sa convalescence*.
Acte I, se. IV.
Примечания:
1. Ici. 2. Comment. 3. Эльмира, жена Оргона 4 Святоша, вторгшийся в дом Оргона
и живущий там нахлебником . 5. Приступы горячки, жар. 6. Кровопускание. В XVIIв
кровопускание было широко распространенным средством чуть ли не от всех болез-
ней.
Вопросы:
* Définir les différents éléments dont est fait ici le comique. Marquer, en particulier, et
les contrastes et le rythme sur lesquels repose la scène.
RACINE (1639-1699)
des tragiques français, RACINE est celui qui s'estavancé le plus loin dans la
connaissance du cœur humain. Il est aussi celui qui a su le mieux allier aux
exigences de la scène les charmes de la Poésie.
Quels que soient les mérites (TAndromaque (1667), de Britannicus (1660), de
Bêrenice (1670), de Bajazet (1672), et même de Mithridate (1673) ou
d'iphigénie (1674), c'est dans Phèdre (1677) que le génie racinien s'est épanoui
le plus complètement. H n'est pas de tragédie, en effet, où l'amour atteigne un
pareil degré de violence, d'excès, de déraison: et pourtant, jusqu'en sa fureur,
il s'y exprime dans une forme d'une simplicité et d'une limpidité qui défient
l'analyse.
PHÈDRE
Consumée par la passion criminelle qu'elle porte à son beau-fils, Hippolyte, Phèdre a
décidé de mourir. Mais soudain, elle apprend ta mort de son mari Thésée, père d'Hippolyte.
Reprenant alors courage, elle fait venir le jeune homme pour lui avouer son amour.
354
PHÈDRE, à Œnone'
Le voici. Vers mon cœur tout mon sang se retire.
J'oublie, en le voyant, ce que je viens lui dire2.
ŒNONE
Souvenez-vous d'un fils qui n'espère qu'en vous.
PHÈDRE
On dit qu'un prompt départ3 vous éloigne de nous,
Seigneur. A vos douleurs je viens joindre mes larmes.
Je vous viens pour un fils expliquer4 mes alarmes.
Mon fils n'a plus de père: et le jour n'est pas loin
Qui de ma mort encor doit le rendre témoin.
Déjà mille ennemis5 attaquent son enfance.
Vous seul pouvez contre eux embrasser sa défense.
Mais un secret remords agite mes esprits6. Je crains d'avoir
fermé votre oreille à ses cris. Je tremble que sur lui votre juste
colère Ne poursuive bientôt une odieuse mère7.
HIPPOLYTE
Madame, je n'ai point des sentiments si bas.
PHÈDRE
Quand vous me haïriez, je ne m'en plaindrais pas,
Seigneur. Vous m'avez vue attachée8 à vous nuire;
Dans le fond de mon cœur vous ne pouviez pas lire.
A votre inimitié j'ai pris soin de m'offrir9.
Aux bords que j'habitais je n'ai pu vous souffrir.
En public, en secret, contre vous déclarée,
J'ai voulu par des mers en10 être séparée;
J'ai même défendu, par une expresse loi,
Qu'on osât prononcer votre nom devant moi.
Si pourtant à l'offense on mesure la peine,
Si la haine peut seule attirer votre haine,
Jamais femme ne fut plus digne de pitié,
Et moins digne, Seigneur, de votre inimitié.
355
HIPPOLYTE
Des droits de ses enfants une mère jalouse
Pardonne rarement au fils d'une autre épouse".
Madame, je le sais. Les soupçons importuns12
Sont d'un second hymen11 les fruits les plus communs.
Toute autre aurait pour moi pris les mêmes ombrages14
Et j'en aurais peut-être essuyé plus d'outrages.
PHÈDRE
Ah! Seigneur, que le Ciel, j'ose ici l'attester15,
De cette loi commune a voulu m'excepter!
Qu'un soin16 bien différent me trouble et me dévore!
HIPPOLYTE
Madame, il n'est pas temps de vous troubler encore.
Peut-être votre époux voit encore le jour;
Le Ciel peut à nos pleurs accorder son retour17.
Neptune le protège, et ce dieu tutélaire
Ne sera pas en vain imploré par mon père.
PHÈDRE
On ne voit point deux fois le rivage des morts,
Seigneur. Puisque Thésée a vu les sombres bords,
En vain vous espérez qu'un dieu vous le renvoie;
Et l'avare Achéron18 ne lâche point sa proie.
Que dis-je? Il n'est point mort, puisqu'il respire en vous.
Toujours devant mes yeux je crois voir mon époux.
Je le vois, je lui parle; et mon cœur... Je m'égare,
Seigneur, ma folle ardeur malgré moi se déclare.
HIPPOLYTE
Je vois de votre amour l'effet prodigieux.
Tout mort qu'il est, Thésée est présent à vos yeux;
Toujours de son amour votre âme est embrasée.
PHÈDRE
Oui, Prince, je languis19, je brûle pour Thésée.
Je l'aime, non point tel que l'ont vu les enfers,
356
Volage adorateur de mille objets20 divers,
Qui va du dieu des morts déshonorer la couche21;
Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,
Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi22,
Tel qu'on dépeint nos dieux, ou tel que je vous voi23.
Il avait votre port24, vos yeux, votre langage,
Cette noble pudeur colorait son visage
Lorsque de notre Crète25 il traversa les flots,
Digne sujet des vœux des filles de Minos26.
Que faisiez-vous alors? Pourquoi, sans Hippolyte,
Des héros de la Grèce assembla-t-il l'élite?
Pourquoi, trop jeune encor, ne pûtes-vous alors
Entrer dans le vaisseau qui le mit sur nos bords?
Par vous aurait péri le monstre de la Crète27
Malgré tous les détours de sa vaste retraite28.
Pour en développer l'embarras incertain29,
Ma sœur30 du fil fatal31 eût armé votre main.
Mais non, dans ce dessein je l'aurais devancée:
L'amour m'en32 eût d'abord33 inspiré la pensée.
C'est moi, Prince, c'est moi dont l'utile secours
Vous eût du Labyrinthe enseigné les détours,
Que de soins m'eût coûtés cette tète34 charmante!
Un fil n'eût point assez rassuré votre amante35.
Compagne du péril qu'il vous fallait chercher,
Moi-même devant vous j'aurais voulu marcher;
Et Phèdre au Labyrinthe avec vous descendue
Se serait avec vous retrouvée, ou perdue**.