Voici donc notre Claude parti de bon matin. Songe-t-il en cheminant
vers l'anse des nymphéas que Mallarmé, le grand Stéphane, a pris, en
symbole de quelque Léda" amoureusement poursuivie, le nénuphar blanc?
Se redit-il la page où le poète prend la belle fleur «comme un noble œuf de
cygne... qui ne se gonfle d'autre chose sinon de la vacance exquise de
soi4»... Oui, déjà tout à la joie d'aller fleurir sa toile, le peintre se demande,
plaisantant avec «le modèle» dans les champs comme en son atelier:
Quel œuf le nénuphar a-t-il fondu la nuit?
Il sourit d'avance de la surprise qui l'attend. Il hâte le pas. Mais:
Déjà la blanche fleur est sur son coquetier.
441
Et tout l'étang sent la fleur fraîche, la fleur jeune, la fleur rajeunie par la
nuit. Quand le soir vient — Monet l'a vu mille fois — la jeune fleur s'en va
passer la nuit sous l'onde. Ne conte-t-on pas que son pédoncule5 la rappelle,
en se rétractant, jusqu'au fond ténébreux du limon? Ainsi, à chaque aurore,
après le bon sommeil d'une nuit d'été, la fleur du nymphéa, immense
sensitive des eaux, renaît avec la lumière, fleur ainsi toujours jeune, fille
immaculée de l'eau et du soleil.
Tant de jeunesse retrouvée, une si fidèle soumission au rythme du jour
et de la nuit, une telle ponctualité à dire l'instant d'aurore, voilà ce qui fait
du nymphéa la fleur même de l'impressionnisme*. Le nymphéa est un
instant du monde. Il est un matin des yeux. Il est la fleur surprenante d'une
aube d'été (...).
Le monde veut être vu: avant qu'il y eût des yeux pour voir, l'œil de
l'eau, le grand œil des eaux tranquilles regardait les fleurs s'épanouir. Et
c'est dans ce reflet — qui dira le contraire? — que le monde a pris la
première conscience de sa beauté. De même, depuis que Claude Monet
a regardé les nymphéas, -les nymphéas de l'Ile-de-France sont plus beaux,
plus grands**. Ils flottent sur nos rivières avec plus de feuilles, plus
tranquillement, sages comme des images de Lotus-enfants. J'ai lu, je ne sais
plus où, que dans les jardins d'Orient, pour que les fleurs fussent plus
belles, pour qu'elles fleurissent plus vite, plus posément, avec une claire
confiance en leur beauté, on avait assez de soin et d'amour pour mettre
devant une tige vigoureuse portant la promesse d'une jeune fleur deux
lampes et un miroir. Alors la fleur peut se mirer la nuit. Elle a ainsi sans fin
la jouissance de sa splendeur.
Claude Monet aurait compris cette immense charité du beau, cet
encouragement donné par l'homme à tout ce qui tend au beau, lui qui toute
sa vie a su augmenter la beauté de tout ce qui tombait sous son regard. Il
eut à Giverny quand il fut riche — si tard! —, des jardiniers d'eau pour
laver de toute souillure les larges feuilles des nénuphars en fleurs, pour
animer les justes courants qui stimulent les racines, pour ployer un peu
plus la branche du saule pleureur qui agace sous le vent le miroir des eaux.
Bref, dans tous les actes de sa vie, dans tous les efforts de son art,
Claude Monet fut un serviteur et un guide des forces de beauté qui mènent
le monde.
gaston bachelard. Revue Verve. №' 27 et 28.
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Примечания:
\. Нимфеи или ненюфары — белые водяные лилии. 2. Разновидность моллюсков,
отличающаяся разнообразием форм. 3. Чтобы овладеть Ледой. Зевс превратился
в лебедя. 4. Утонченным сознанием собственной пустоты. 5. Цветоножка, черешок.
6. Небольшая деревня близ Вернона (департамент Эвр), где Моне жил с 1883 г. и до
самой смерти.
Вопросы:
* Essayez, à votre tour, de justifier cette heureuse formule.
** En quel sens un peintre feut-il ajouter à la beauté de la nature?— On songera à
cette définition que la scolastique donnait de l'art: «Homo additus naturae» (L'homme
ajouté à la nature).
GEORGES BRAQUE (né en 1882)
Bien qu'il soit né à Argenteuil, un des lieux qui ont le plus heureusement
inspiré Claude Monet, GEORGES BRAQUE sera l'un de ceux qui rompront de la
façon la plus complète et la plus brutale avec les diaprures et les papillo-
tements de l'impressionnisme. S'il est, en effet, possible de distinguer dans sa
longue carrière des périodes jalonnant l'évolution de son art. Braque demeure,
avant tout, comme l'un des initiateurs du cubisme, c'est-à-dire du retour à la
«règle » et à la composition.
PROPOS DE GEORGES BRAQUE
La seule chose qui compte, qui soit Valable à un moment donné, c'est le
rapport qui s'établit entre l'artiste et la réalité. Le tableau naît du rapport
entre l'artiste et le motif, et il se trouve quelquefois que le tableau
ressemble plus au motif qu'à l'artiste, comme un enfant ressemble plus à sa
mère qu'à son père ou inversement. Pour moi les choses ne prennent leur
valeur que par rapport à moi, que lorsqu'elles se présentent à moi. Une
pierre est sur la route: je l'utilise pour caler une roue de ma voiture; elle
n'existait pas, je lui ai donné la vie en la faisant cale. En la quittant je la
restitue à son néant. Ces rapports varient à l'infini. Ils créent la diversité à
l'infini de la peinture.
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* * *
II ne faut pas croire que nous voyons un Raphaël comme le voyaient les
contemporains de Raphaël; les rapports ne sont pas les mêmes*. 11 y a
cependant une certaine permanence des rapports: le commun qui
personnifie l'humain. C'est pourquoi une peinture dé Raphaël nous touche.
L'œuvre d'art est un foyer qui répand une chaleur: chacun en prend ce qu'il
peut en recevoir. Il ne faut pas confondre commun et semblable. Entre
Raphaël et Corot, il y a du commun; mais entre Corot et Trouillebert2, il n'y
a pas de commun, il y a du semblable.
A propos des peintures des premiers Cubistes, on a prononcé lp mot
«abstrait». Il y avait une sorte d'algèbre, parce que les objets étaient
remplacés par des formes abstraites. Maintenant certains jeunes se disent
non figuratifs, mais ce sont les plus figuratifs des peintres. Ils prennent des
figures géométriques, un cercle par exemple, mais en peignant de rouge
l'intérieur de ce cercle, ils en font un disque. La chose la plus abstraite et la
plus figurative en même temps, c'est un profil dessiné d'un seul trait.
Exprimer tous les volumes et obtenir une ressemblance avec un trait, cela
correspond à tous les moyens d'expression et un profil n'est pas un
symbole. La peinture non figurative nous est compréhensible grâce à la
complicité des choses que nous connaissons déjà. Une peinture avec des
plans ronds nous est sensible parce que nous connaissons Cézanne: un
rond, pour nous, c'est une pomme. Certains ne s'aperçoivent pas qu'ils font
de l'Impressionnisme, et que même leur touche n'est que de
l'Impressionnisme masqué. L'Impressionnisme est français**. Un portrait
d'Ingres a un côté atmosphérique que l'on retrouve dans presque tous les
tableaux français. Chez Cranach, rien de semblable: il est expressionniste
(...).
Quand on est jeune, le premier souci qu'on ait, est de se mesurer avec ce
qui est près de soi, sans choix. Quand j'étais à l'Académie3 je n'avais qu'une
idée, c'était de faire aussi bien ou mieux que ceux qui étaient à côté de moi.
Quand l'âge de la réflexion est venu, j'ai commencé à choisir un peu,
à avoir des préférences pour certains artistes. Il y a une évolution; en
travaillant, on a la propre révélation de soi-même; alors il n'y a plus qu'une
ressource, faire de ses défauts ses qualités.
Vous avez le désir de faire un tableau, ce désir se précise et devient une
idée. Mais souvent la toile n'accepte pas votre idée; il y a lutte. Vous
travaillez, vous finissez sans être entièrement satisfait, il y a quelque chose
qui ne va pas. De guerre lasse, vous retournez la toile; deux mois après,
vous la regardez, par hasard, et vous découvrez qu'au fond elle vous plaît,
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qu'elle s'est faite toute seule. Il s'est passé simplement ceci: que vous avez
perdu l'idée qui vous obnubilait, que vous vous êtes libéré d'elle et vous
vous trouvez en présence du tableau terminé. L'idée, c'est le ber4 du
tableau, l'échafaudage qui sert à construire et à lancer le navire.
Avec la nature morte, il s'agit d'un espace tactile, et même manuel, que
l'on peut opposer à l'espace du paysage, espace visuel. La nature morte fait
participer le sens tactile dans la conception du tableau. Elle cesse d'être
nature morte dès qu'elle n'est plus à la portée de la main. Dans l'espace
tactile, vous mesurez la distance qui vous sépare de l'objet tandis que dans
l'espace visuel, vous mesurez la distance qui sépare les choses entre elles.
C'est ce qui m'a amené, autrefois, du paysage à la nature morte.
Arrivé à un certain âge, on n'est plus dominé par aucune préoccupation
de démonstration quelconque. Il ne s'agit plus d'acquérir, il s'agit de
s'accomplir***. On est aussi disponible qu'à vingt ans: c'est le moment de '
regarder librement la nature.
J'ai trouvé mes réflexions, après coup, en regardant ce que j'avais fait.
{Ces propos ont été notés au cours de conversations pendant le printemps 1952 )
Revue Verve. №s 27 et 28
Примечания:
1. «J'aime la règle qui corrige l'émotion» (G. Braque). 2. Французский пейзажист,
подражавший стилю Коро. 3. В Академии Художеств. 4. Салазки, с помощью которых
производится спуск корабля на воду.
Вопросы:
* Cherchez des exemples de cette relativité du goût.
** Que signifie cette formule de G. Braque?
*** Montrez que la carrière du peintre justifie magnifiquement cette affirmation.
HECTOR BERLIOZ (1803 1869)
BERLIOZ rappelle Beethoven et, en même temps, annonce Wagner. Beethoven
par sa Symphonie fantastique, et de grands morceaux d'orchestre tels que
Roméo et Juliette ou l'ouverture du Carnaval romain. Wagner par ses opéras:
La Damnation de Faust et Les Troyens à Carthage...
445
A une époque où la musique française s'enlisait dans l'art le plus
conventionnel, il a su montrer qu'elle pouvait cependant inspirer un génie,
capable d'exprimer toutes les nuances du sentiment humain, depuis les
suavités de L'Enfance du Christ jusqu'aux tonnerres d'outre-tombe du
Requiem...
UNE TOURNEE DE BERLIOZ EN EUROPE CENTRALE
Depuis le séjour de Bonn1, Berlioz est repris d'une fringale de voyages
et il tente d'organiser en hâte de futurs concerts en Autriche, en Hongrie, en
Bohême. Paris l'ennuie et le dévore. Il s'y use en de petites besognes
exténuantes. Aussi lorsqu'il peut reprendre son vol, vers la fin d'octobre
(1845), a-t-il le sentiment d'une délivrance. Et cette humeur joyeuse se
maintient jusqu'à Vienne, malgré la longueur d'un trajet qu'il faut
accomplir par eau ou sur des chemins de fer encore tout à fait primitifs.
«Oh! monsieur Berlioz, que vous est-il donc arrivé? s'écrie le douanier
autrichien à sa descente du bateau, depuis huit jours nous vous attendions
et nous étions fort inquiets de ne pas vous voir.» Cela ne donne-t-il pas la
mesure de la passion qu'ont les Viennois pour la musique? Est-ce qu'à Paris
un modeste fonctionnaire?.. Allons voilà qui est d'un heureux augure. Et la
série des concerts commence aussitôt dans ces salles illustres: le théâtre de
Kàrntner Thor; la salle du manège Impérial; le théâtre An der Wien, où
chante Jenny Lind; la grande salle des Redoutes où Beethoven, trente ans
auparavant, «faisait entendre ses chefs-d'œuvre adorés maintenant de toute
l'Europe et accueillis alors des Viennois avec le plus monstrueux dédain2».
Enthousiasme de Berlioz, respect, dévotion. Lorsqu'il monte au pupitre
(celui-là même qui servait à Beethoven pour diriger ses Symphonies), ses
jambes se dérobent sous lui. Voici l'emplacement du piano sur lequel
Beethoven improvisait; l'escalier par lequel il descendait de l'estrade, les
chaises du foyer où il demeurait assis au milieu de l'indifférence générale.
КSOus combien de Ponce Pilate ce Christ a-t-il ainsi été crucifié *!»
Et dans cette même salle des Redoutes, Berlioz assiste aux grands bals
de la Saison, regarde tourbillonner les valseurs sous la baguette de Johann
Strauss. Il loue ces rythmes contraires, ces divisions de la mesure et ces
accentuations syncopées de la mélodie dans une forme constamment
régulière et identique. Il fait la connaissance de tous les musiciens viennois
de renom et reçoit d'eux un bâton de mesure en vermeil, portant les noms
d'Artaria, de Bêcher, du prince Czartoriski, de Czerny, de Diabelli, d'Ernst,
de Hasiinger, etc. «Puisse ce bâton de mesure rappeler à votre souvenir la
ville où Gluck, Haydn, Mozart et Beethoven ont vécu et les amis de l'art
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musical qui s'unissent à moi pour crier: vive Berlioz!» Ainsi s'exprime le
baron de Lannoy au nom des donateurs. Et tout cela est dû presque
entièrement «à notre pauvre Fantastique*; la Scène aux Champs et la
Marche au Supplice ont retourné les entrailles autrichiennes; quant au Car-
naval et à la Marche des Pèlerins5, ce sont des morceaux populaires. On
fait maintenant ici jusqu'à des pâtés qui portent mon nom6». Ce qui, au
surplus, n'empêche nullement les critiques des spécialistes. Mais Berlioz
finit par en prendre l'habitude (bien qu'aucun artiste ne s'y résigne jamais
sans une certaine aigreur). Toutefois, si certains le traitent de toqué7, de
maniaque, d'excentrique, d'autres ne disent-ils pas: «Berlioz est une sorte
de levain spirituel qui met en fermentation tous les esprits... Berlioz est un
tremblement de terre musical!» Et cela compense tout le reste.
L'Empereur en personne assiste à l'un de ses concerts et lui fait remettre
un présent accompagné de ce compliment: «Dites à Berlioz que je me suis
bien amusé.» Mais le personnage qu'il voudrait voir surtout est le prince de
Metternich8, ce patron de la politique européenne, le manieur le plus habile
de la grande sèche aux yeux louches et au cœur dur9. Or, pour cela, il s'agit
de mobiliser un officier « lié avec un conseiller, qui parlerait à un membre
de la Chancellerie de la Cour assez puissant pour l'introduire auprès d'un
secrétaire d'ambassade, qui obtiendrait de l'ambassadeur qu'il voulût bien
parler à un ministre» afin qu'il présentât Berlioz. Coupant net à ce circuit et
bravant l'étiquette, le musicien s'achemine vers le palais du prince,
s'explique avec un officier de garde, présente sa carte, est reçu de la façon
la plus affable.